Le second tour de l'élection présidentielle malgache opposera, le 20 décembre, Hery Rajaonarimampianina, candidat de l'actuel homme chef de l'Etat, Andry Rajoelina, à Robinson Jean Louis, candidat soutenu par l'ancien président Marc Ravalomanana. Pourtant, les élections ne sont pas tout !
Formatées par l’introuvable « communauté internationale », elles ont conduit la Cour Suprême à se déjuger, l’essentiel pour l’extérieur étant que les deux principaux candidats ne se représentent pas ! On voudrait un « troisième tour » d’émeutes et de règlements de comptes dans la rue, un recours à l’armée, ou au mieux une subversion de ce « désordre international » (Rajoelina, tel Poutine, premier ministre d’un président potiche) qu’on ne s’y prendrait pas autrement ! Ou peut-être des émeutes de la misère et de la faim ?
Car au-delà d’un système électif imposé, il y a le pays réel et le scandale de la tutelle se traduit par une misère provoquée, imposée, et pour tout dire irresponsable. La Grande Ile ne se contente pas de mourir, on l’assassine tous les jours…
La Banque mondiale vient de rétrograder Madagascar au rang peu enviable de pays le plus pauvre de la planète. Les sanctions internationales, le retrait de l’aide ont fini de paupériser le pays, les criquets pèlerins menacent de toucher de 30% à…100% de la récolte de riz à venir.
Peu importe à Paris : on menace de multiplier et d’aggraver les sanctions !
Or le régime Rajoelina est sous influence française… et les sanctions aussi – l’UE s’alignant sur les desiderata de Paris !
Devant ce qui va peut être devenir le plus grave scandale humanitaire de la planète, les ONG et les agences des Nations unies sont inaudibles ou complices : seul un travail de plaidoyer et même de dénonciation peut inverser le cours des choses et mettre chaque responsable européen, et français en particulier, devant ses responsabilités et même devant sa conscience : de combien de morts vous sentirez-vous coupables, si la famine se généralise ?
UNE TROP LONGUE HISTOIRE, CELLE DE LA DOMINATION
De la conquête coloniale au vertige de la gouvernance autoritaire : ainsi peut-on caricaturer l’histoire extérieure de Madagascar, quand à chaque étape la prétendue « communauté internationale » va à l’encontre des potentialités malgaches et de sa riche histoire autochtone.
Conquête et annexion de 1896. Répression coloniale multiforme, jusqu’au massacre de 1947.
Mais à chaque fois, en faveur de Madagascar, des voix se sont élevées, en France, pour dire l’intolérable – de Jean Paulhan à Jean-Paul Sartre, et rappeler devant la répression des valeurs universelles.
En est-on encore là aujourd’hui, et doit-on se taire ?
Depuis le renversement de Ravalomanana et l’avènement d’Andry Rajoelina, en 2009, les sanctions internationales ont mis le pays à genoux. La paupérisation aggravée du pays, l'invasion plus récente des criquets pèlerins – justement faute de crédits d’intervention rapide pour la FAO – risquent de provoquer une famine de masse.
L’Union européenne a une lourde responsabilité, qu’elle reconnaît d’ailleurs en faisant à la marge de l’« aide humanitaire » – et en instrumentalisant les ONG – alors même qu’elle affaiblit le pays dans le même temps. Depuis juillet 2009 et quelques mois après l’arrivée au pouvoir d'Andry Rajoelina, l’Union européenne a en effet bloqué en effet les fonds européens de développement, d’un montant de 600 millions d’euros et éligibles pour la période 2008-2013 – tandis que 100 millions d’euros seront toutefois versés à Madagascar « dans le cadre d’une aide à caractère exclusivement humanitaire » (sic).
Mais cette « aide humanitaire compensatoire » est loin de jouer son rôle. Selon le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation à Madagascar, Olivier de Schutter, « des sanctions économiques telles que celles imposées à Madagascar produisent incontestablement des impacts sur le niveau de jouissance des droits économiques et sociaux. Parmi les droits les plus affectés sont le droit au travail, le droit à l'éducation, le droit au meilleur état de santé susceptible d'être atteint, et le droit à l'alimentation. L'augmentation de l'aide humanitaire, destinée à compenser les impacts des sanctions économiques, n'y suffit manifestement pas : la Banque mondiale relève, dans un rapport de mars 2011, que l'augmentation de l'aide au secteur social (éducation, santé, et protection sociale y compris sécurité alimentaire) a crû de 40% entre 2008 et 2010, mais qu'en même temps les indicateurs sociaux ne montrent aucune amélioration de la situation de la population. »
Les ONG, les associations de la société civile, les politiques malgaches de tous bords sont unanimes: loin de toucher la nomenklatura malgache, les sanctions ne touchent que les plus vulnérables – provoquant par ailleurs des réactions nationalistes exacerbées, notamment anti-françaises, et une violence sociétale qui se traduit par une insécurité multiforme.
Jusqu'à la disette, et bientôt la famine? A Madagascar, les sanctions ont fait preuve de leur inefficacité et même de leur nuisance.
Selon le rapport d’Olivier de Schutter (qui est loin d’être un extrémiste…) « 35 % de la population rurale a faim, et environ 50 % est vulnérable à l’insécurité alimentaire ». Depuis 2009, les effets combinés de la sécheresse et des cyclones, ainsi que l'instabilité politique, ont aggravé les conditions de vie de milliers de ménages, principalement dans le sud-ouest du pays, où plus de 80 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.
Selon une récente mission d'évaluation de l'impact de l'invasion acridienne à Madagascar (étude conduite par la FAO), les pertes de production rizicole pourraient s'élever à 630 000 tonnes, soit environ 25 % de la demande totale de riz du pays, ce qui aurait de graves répercussions sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle et sur les moyens d'existence des catégories les plus vulnérables. Les pertes de riz et de maïs oscillent entre 40 % et 70 % dans certaines régions du pays, voire 100 % sur certaines parcelles.
Or, le riz est le principal aliment de base à Madagascar, où 80 % de la population vit avec moins d'un dollar par jour.
Très récemment, en octobre 2013, les conclusions d’un
rapport commun PAM/FAO montrent à quel point la situation s’aggrave, et ces institutions tirent une dernière fois la sonnette d’alarme : «
Environ 28 % des ménages ruraux souffrent d'insécurité alimentaire - de grave pour 2,7 % à modérée pour près de 25 %. Au total, quelque 4 millions de personnes sont touchées dans 20 régions. La sécurité alimentaire de 9,6 millions d'autres personnes pourrait se détériorer avec la hausse des prix durant la période de soudure (d'octobre à mars) avant la récolte. La prochaine saison cyclonique, qui dure de novembre à avril, suscite également des préoccupations ».
Le rapport révèle qu’en octobre 2013, ce sont 4 millions de Malgaches qui sont en situation d’insécurité alimentaire, et 9 millions bientôt, si rien n’est fait. Et justement, que font les (irr-) « responsables politiques » de chez nous? Que faisons-nous, citoyens du monde, devant une telle situation ?
Est-ce donc au mouvement humanitaire malgache et internationale de recevoir des miettes de l'ancienne aide sans réagir et de pallier comme ils peuvent au plus urgent (cyclone, malnutrition infantile..) sans en dénoncer les causes?
A Madagascar, les sanctions internationales ont donc échoué, sont dangereuses et leurs promoteurs coupables. Comme ailleurs?
LES SANCTIONS EN RELATIONS INTERNATIONALES: DE REDOUTABLES ÉCHECS?
Que ce soit pour l’Irak, ou pour d’autres pays sous sanctions, le résultat a toujours été catastrophique pour la population, notamment pour sa frange la plus démunie. Plus que la guerre, car décidée de sang froid, la mise sous sanction d’une population est par définition une arme anti-humanitaire.
En d’autres termes, il me semble pour ma part impossible pour le mouvement humanitaire international, pour les ONG en particulier, d’agir dans un pays sous sanctions sans les dénoncer –et notamment les donneurs d’ordre– en particulier si les dites ONG sont du pays d’origine des décideurs de sanctions ; la présence même d’humanitaires financés par les pays en question, intervenant dans un pays sous sanctions, est pour le moins paradoxale, et au pire contraire à l’éthique humanitaire ou même intolérable : le mouvement humanitaire n’est pas là pour servir d’alibi ou de supplétif à ceux qui paupérisent ou affament une population.
Les sanctions deviennent un objet de la science politique très discuté : des chercheurs comme Ariel Colonomos insistent à la fois sur l’étrangeté en droit et en relations internationales de ces actes, et cherchent à comprendre les coalitions et les réseaux de mobilisation contre les embargos et les sanctions… mobilisations souvent efficaces (voir
Questions de recherche n°1, Ceri-Sciences Po).
Cette « via media » entre intervention militaire et non intervention devient depuis les deux dernières décennies à la fois une arme du « soft power » des puissances occidentales, et un enjeu éthique de plus en plus débattu et critiqué par les organisations humanitaires et les sociétés civiles.
Car le prix est lourd, et touche la frange la plus vulnérable des populations – et non pas les dirigeants, décideurs ou contrevenant à « l’ordre mondial » que l’on prétend atteindre. C’est donc du point de vue pragmatique, et en insistant sur le caractère contre productif – notamment d’une perte pour les donneurs de sanctions de toute légitimité et politique et médiatique – qu’il faut aussi argumenter. Si ce n’est alerter les décideurs de dangereux mouvements ultranationalistes, réactifs et parfois xénophobes sur le long terme que des sanctions injustes, voire criminelles du point de vue des droits de l’homme peuvent provoquer – et aller ainsi à l’opposé du but recherché !
La puissance dominante, ici la France –et plus directement l’Elysée et le Quai d’Orsay– s’avance masquée : les « groupes de contact » dernier avatar, dans la diplomatie de connivence d’un imperium occidental, présentent l’avantage d’occulter le rôle de l’ancien colonisateur sous une apparence de multilatéralisme. Q’on ne s’y trompe pas : les clefs de la levée des sanctions européennes sont à Paris !
RESISTANCES ET CRITIQUES
La première des résistances devrait être celle de l’Etat malgache et des populations elles-mêmes. D’autant que, comme pour le Makhzen au Maroc, la colonisation avait dès le XVIIIe siècle rencontré un Etat autochtone puissant dans son centre et qui avait sa propre organisation et ses propres buts.
Mais depuis 1960, la Grande Ile oscille entre révoltes contre les déterminismes extérieurs –ainsi le renversement en 1972 du premier président est vécue comme une « seconde indépendance »– entre dictature et culte de la personnalité comme à l’époque de l’amiral Didier Ratsiraka, entre massacres récurrents et coups d’Etat et le spectre d’un directoire militaire n’est jamais loin : armée et église, ces deux forces de l’ombre, sont bien les dei ex machina de la politique malgache.
Mais plus récemment, comme dans d’autres crises, un fantasme de gouvernance absolue et un interventionnisme néoconservateur tend à contraindre les gouvernements jugés non-légitimes par la « diplomatie de connivence » (Bertrand Badie, La Découverte, Paris, 2011).
En effet, les dernières crises internationales (de la Libye au Mali) ont bien montré la subordination, si ce n’est la sujétion, des instances internationales aux puissances dominantes –et dans le cas de l’Afrique et de Madagascar, ce sont les résolutions concoctées par l’ancien colonisateur qui sont discutées et le plus souvent adoptées, de l’ONU à l’UA ou à l’Union européenne.
Et c’est tout aussi vrai des organisations régionales, qui soucieuses en principe d’arrêter les coups d’Etat et les rébellions, mais impuissantes à arrêter l’Histoire, contribuent à mettre Madagascar sous sanctions, en approuvant plus qu’ailleurs les décisions de Paris ! Alors qu’un des non-dits de la crise malgache, que connaissent bien tous les spécialistes du pays (et même les diplomates…) est que les responsables africains sont bien souvent, à tort ou à raison, rejetés par les décideurs de Tananarive et par la population, pour des raisons de spécificités culturelles bien connues. Se servir des instances africaines contre Madagascar, pour sanctionner et appauvrir le pays, est donc particulièrement maladroit et contre productif, suscitant des résistances et des réactions nationalistes croissantes.
Bien que la multiplication des instances internationales produise souvent plus de désordre que d’ordre, voila qu’un pays de 15 millions d’habitants est mis à genoux par des bureaucrates européens situés à 15000 km, voué à la misère et à la famine –en toute bonne conscience des décideurs !
Divisée en quatre « mouvances », la classe politique ne peut prendre position sur les sanctions et se faire entendre par les medias et l’opinion internationale. C’est donc le rôle des intellectuels et des humanitaires d’Occident –si ce n’est leur honneur et ceux de leurs pays respectifs ! – de prendre ici et maintenant la défense de populations civiles appauvries et affamées, et d’exiger non seulement l’abolitions immédiate des sanctions, mais un arrêt de la gouvernance autoritaire et extra-déterminée des élections, et bien plus encore un retour d’investissements massifs sur l’alimentation d’urgence, la lutte contre les criquets pèlerins, la réhabilitation des infrastructures hydroagricoles et routières, en pleine et totale coopération avec le gouvernement malgache, loin du formatage et des pratiques néocoloniales ordinaires du « pseudo développement ».
Les intellectuels occidentaux se sont émus – sans succès apparent ; cela s’est notamment manifesté par une
pétition internationale d’universitaires en 2012. Ainsi des chercheurs internationalement renommés comme le britannique Maurice Bloch , l’américain David Graeber, les français Noël Geunier ou Penrad - qui connaissent mieux que n’importe quel acteur humanitaire ou « expert » extérieur Madagascar, pour y avoir effectué des recherches durant des dizaines d’années – affirment notamment :
« Avant l'imposition des sanctions, l'Etat malgache dépendait de l'aide internationale –en particulier de celle de l'Europe, son plus important donateur– pour environ 50% de son budget et 70% de ses investissements publics. La suspension de l'aide par l'Union Européenne et les autres acteurs a paralysé l'Etat et l'a privé des moyens de combattre la pauvreté. On ne peut que déplorer l'importante dépendance de Madagascar vis-à-vis de l'aide internationale, mais force est de constater que dans de telles circonstances la suspension brutale de l'aide n'a pas seulement des effets désastreux sur les plus pauvres et les plus affamés: en affaiblissant la capacité institutionnelle de l'Etat, elle peut aussi entraîner des coûts politiques, environnementaux et sécuritaires à long terme ».
Ces « lanceurs d’alerte » ont bien posé le problème intellectuellement, mais ont échoué en tant que lobby : c’est au mouvement humanitaire mondial de prendre le relais, au risque d’un scandale médiatique et d’un retrait collectif de Madagascar devant la mise sous tutelle et la paupérisation provoquée, sorte de « punition collective »expressément interdite par les textes onusiens.
L’ « anthropologie des mondes contemporains » (Marc Augé, Paris, Aubier, 1994), la réflexion sur les liens et les interactions entre les pays occidentaux et les pays dominés comme Madagascar, montrent le rôle essentiel que peut avoir le mouvement humanitaire international et particulièrement français dans le cas d’espèce.
Très récemment des signes encourageants sont apparus dans le traitement international de Madagascar : début septembre, la FAO a obtenu les premiers crédits pour la campagne antiacridienne ; l’Union africaine a levé quelques mesures personnalisées de sanctions, notamment contre Rajoelina.
Mais c’est qu’aussi des phénomènes très inquiétants sont apparus : criminalité et agressions, notamment à Tananarive et récemment à Nosy be, directement liés à la paupérisation ; et, pire, premiers attentats à la bombe, heureusement inachevés, « contre les étrangers » et leur ingérence dans les élections malgaches, début septembre.
Dans l’intérêt de tous, il est plus que temps d’agir, d’abolir les sanctions et de relancer massivement l’aide – immédiatement !
Michel Galy, professeur de géopolitique, a coordonné le récent ouvrage
La Guerre au Mali,comprendre la crise au Sahel et au Sahara. Enjeux et zones d'ombre, Éditions La Découverte
(voir ici
l'entretien sur le Mali avec François Bonnet, journaliste à Mediapart).