La France dans l'étau régional centrafricain
Depuis plusieurs décennies, la Centrafrique est moins gérée par ses dirigeants que par ses voisins autocrates. L'intervention de la France dans ce chaudron ne va pas arranger la situation.
En raison de la faiblesse des États, de la porosité des frontières et de leurs tracés contestés autant que contestables, les guerre africaines ont tendance à se transformer en conflits régionaux. Même si la Centrafrique n’est pas la République démocratique du Congo (RDC) où tous les enjeux sont magnifiés par la taille du pays, l’enjeu de l’intervention française déborde du strict cadre national centrafricain. Bien que tous les pays voisins entretiennent de bonnes, voire de très bonnes, relations avec la France, l’addition d’un ingrédient supplémentaire (l’armée française) dans le chaudron centrafricain a le potentiel de précipiter les ennuis ou, au contraire, de figer les mauvaises habitudes. Il n’est pas sûr que l’Élysée, qui semble n’avoir réfléchi à l’intervention qu’en termes militaires et très peu politiques, ait bien mesuré les risques encourus.
« La Centrafrique n’est pas un pays, c’est l’annexe de ses voisins qui s’en servent pour y exporter leurs problèmes », racontait à Bangui, il y a un mois, un ancien ministre centrafricain. Des six pays frontaliers de la République centrafricaine, quatre sont le terrain de conflits à vifs depuis des années (Tchad, Soudan, Sud-Soudan, RDC), pendant que les deux autres sont dirigés par des dictateurs vieillissants (le Cameroun de Paul Biya et le Congo de Sassou Nguesso). Tous, à l’exception peut-être du jeune Sud-Soudan, sont des États autocratiques, dont les dirigeants sont davantage préoccupés par leurs propres poches que par la bonne gouvernance et le développement.
Ces différents voisins doivent tous compter, à des degrés divers, avec des rebellions qui en menacent le pouvoir central et qu’ils sont contents « d’exporter » en Centrafrique afin d’avoir la paix chez eux. Mais il y a aussi des arguments économiques pour cette ingérence dans les affaires du voisin. Selon David Smith, le directeur d’Okapi Consulting, basé en Afrique du Sud, « le Tchad tire l’essentiel de ses revenus du pétrole au sud, dans des gisements qui s’étendent aussi au nord de la Centrafrique. N’Djamena est bien content d’entretenir l’instabilité en République centrafricaine pour ne pas avoir à partager ces richesses. Quant au Soudan, ses revenus ont été sérieusement amputés depuis la partition du Sud-Soudan, et Khartoum souhaiterait bien s’assurer de nouvelles ressources grâce au pétrole, à l’or, au diamant et au bois centrafricain. Sans oublier sa volonté d’étendre l’influence de l’islam dans la région ». Les autres pays profitent également de l’absence d’industrie ou d’infrastructure en Centrafrique pour mettre la main sur ses ressources naturelles, qu’il s’agisse de les exploiter directement au-delà de la frontière ou de les exporter illégalement (les diamants notamment).
« Le coup d’État de mars 2013 (qui a placé Michel Djotodia au pouvoir), comme celui de 2003 (qui avait vu François Bozizé s’emparer de la présidence), sont des coups d’État régionaux », estime Roland Marchal, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). « Est-il légitime que des chefs d’État de la région décident qui doit présider un pays voisin ? » En 2003 comme en 2013, c’est le président tchadien Idriss Déby qui est à la manœuvre, avec l’assentiment de ses collègues. Comme le décrit un rapport de l’International Crisis Group de 2007 : « À N’Djaména, le président Idriss Déby, met à (la disposition de Bozizé) des éléments de sa garde présidentielle, la "Force 4" ; Joseph Kabila, le chef d’État du Congo-Kinshasa, envoie l’armement nécessaire ; son voisin sur l’autre rive du fleuve Congo, le président Denis Sassou N’Guesso, finance l’opération à hauteur de 3 milliards de francs CFA, soit environ 4,6 millions d’euros ; quant au président gabonais Omar Bongo, le doyen de la région, il ne donne sa bénédiction qu’au dernier moment, en raison de doutes sur les capacités de Bozizé qu’il connaît de longue date. Mais l’insistance de son épouse Édith, une fille du président Sassou N’Guesso, vient à bout de ses réticences. »
En 2012, rebelote. Les « vieux crocodiles » de la région, qui sont toujours les mêmes, à l’exception d’Omar Bongo remplacé par son fils Ali, sont las de Bozizé, qui laisse son pays sombrer, les rébellions se multiplier, et qui ne respecte pas les accords passés avec ses opposants. En décembre, la Séléka (l’alliance des plusieurs mouvements d’opposition) qui s’est constituée au nord de la Centrafrique est prête à marcher sur Bangui, avec l’appui de soldats mercenaires tchadiens et soudanais. Mais Idriss Déby ne donne pas son autorisation. Bozizé, qui a longtemps bénéficié du soutien des Tchadiens, négocie un accord à Libreville (Gabon) sous l’égide de Bongo et avec un médiateur congolais. Mais, au bout de quelques semaines, il est évident qu’il n’a aucune intention d’honorer cet engagement. Déby donne alors le feu vert à la mise en branle de la Séléka qui, en quelques jours, s’installe à Bangui pendant que Bozizé s’enfuit au Cameroun.
Une tombe au milieu du village de Carnot, à l'ouest du pays © Thomas Cantaloube
La Force multinationale des États d'Afrique centrale (Fomac), censée stabiliser le pays, est présente à ce moment-là en Centrafrique, mais elle s’écarte pour laisser la Séléka s’emparer du pouvoir. Pas étonnant : les soldats la composant proviennent du Tchad, du Congo, du Gabon et du Cameroun. Uniquement des pays voisins ayant « choisi » qui devait désormais être président de la Centrafrique… « Ils veulent régler le problème en famille, mais ils en sont incapables », assène un analyste régional qui, pour parler en toute franchise, a demandé l’anonymat. « À chaque nouvelle intervention, ils déstabilisent encore plus la Centrafrique. Jusqu’au point de non-retour qui a été atteint cette année. »
«Ce sont des régimes militaires qui nomment des militaires pour faire le travail de diplomates»
Selon le chercheur Roland Marchal, la France avait alors deux politiques possibles : « Paris aurait pu dire que ce n’était pas à la région de choisir le président de la Centrafrique, même si Bozizé était une crapule, et se retirer. Ou alors elle aurait pu choisir de rester en décidant de parler fort, y compris à Déby. Mais pour cela, il aurait fallu s’intéresser à la Centrafrique ! » Au lieu de cela, Paris a choisi de rester impliqué dans le jeu en laissant faire. Résultat : la Séléka s’est transformée en milice prédatrice et Djotodia n’a jamais été capable de rétablir l’ordre. Au bout de quelques mois, la crise humanitaire, l’hypothèse d’un sanctuaire terroriste et les tensions religieuses ont conduit la France à s’emparer du dossier et, in fine, à envoyer ses soldats après le vote d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU.
D'après des sources diplomatiques, l’Union africaine (UA) avait demandé à la France et à l’ONU d’avoir les coudées franches (et des financements) pendant un an afin de tenter de régler le problème par elle-même. Mais les États de la sous-région ne l’ont pas voulu. L’ONU, présente en Centrafrique depuis une quinzaine d’années, s’était également montrée dépassée. C’est donc la France qui a pris les avant-postes, mais sans nécessairement mesurer l’ampleur de la tâche et des complications régionales. « Aujourd’hui, la communauté internationale, la France en premier lieu, cherche une organisation pour gérer la sortie de la crise », explique l’analyste régional. « Or le choix se fait entre des aveugles (l’UA ou la Communauté des États d’Afrique centrale (CEAC)) et un borgne (l’ONU). Le bon sens va donc pousser à choisir le borgne… »
Un pêcheur centrafricain sur le fleuve Oubangui. Dans son dos, la RDC. © Thomas Cantaloube
Même si l’intervention en Centrafrique devient au bout du compte une « opération de maintien de la paix » sous mandat onusien, il faudra quand même composer avec les pays voisins, ne serait-ce que pour l’acheminement du matériel et la sécurisation des frontières. Or, avec deux opérations françaises concomitantes sur le continent (Mali et Centrafrique), les « vieux crocodiles » régionaux savent qu’ils peuvent en tirer sinon un certain profit, du moins une relative tranquillité. « On ne va pas les harceler sur la question de la démocratie ou des droits de l’homme quand on a besoin de leurs routes ou de survoler leur territoire. On ne va pas se fâcher trop fort avec Déby qui joue un jeu pervers en Centrafrique quand on a besoin de ses soldats au Mali », soupire un ancien diplomate du Quai d’Orsay présent lors du récent sommet sur la paix et la sécurité en Afrique.
Pour Thierry Vircoulon, spécialiste de l’Afrique centrale à l’International Crisis Group, « une des solutions consiste à “dérégionaliser” la nouvelle force onusienne qui va succéder à la FOMAC. On a commencé cela en intégrant des soldats du Burundi, mais le Tchad va rester à bord de la mission car il faut pouvoir utiliser l’influence de Déby sur la Séléka ». Se prépare donc un pas de danse géopolitique visant à faire du « containment » à l’égard du Tchad, tout en s’appuyant sur lui. Mais cela ne résoudra pas le problème politique à l’égard de la Centrafrique, qui reste « encadrée » par des voisins aussi incompétents qu’inconséquents. « Ce sont fondamentalement des régimes militaires qui nomment des militaires pour faire le travail de diplomates », assène Thierry Vircoulon, en faisant référence aux divers généraux congolais, gabonais, camerounais ou tchadiens qui se succèdent aux postes de médiateurs, d’ambassadeurs et de chefs de mission auprès des instances internationales.
Pour son plus grand malheur, la Centrafrique reste un pays encerclé par des régimes autocratiques peu désireux de réformer profondément la conduite des affaires en Afrique. En intervenant dans ces conditions, sans avoir préparé le terrain politiquement, la France accepte donc de jouer ce jeu délétère. Même si les soldats tricolores font correctement leur travail sur le terrain, l’avenir de la Centrafrique risque de rester plombé par les vieilles pratiques.
LIRE AUSSI
Labels: Centrafrique, RCA, République Centrafricaine